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Une Fille parfaite - deux notes de lecture

vendredi 29 juillet 2022, par AE

Nous reproduisons ci-dessous deux notes de lecture critique au sujet du roman "La Fille parfaite" de Nathalie Azoulai : l’une par un mathématicien, Jean-Paul Allouche, l’autre par un professeur de littérature anglaise, Jean-Claude Dupas. Ces notes ont initialement été publiées dans la Lettre n°27 (juillet 2022) de l’association Femmes et mathématiques qui nous a aimablement accordé le droit de les reproduire ici.

Critique par Jean-Paul Allouche, mathématicien

L’incipit est tranchant : "C’est moi qu’on a appelée. Sans doute que mon nom apparaît souvent dans ses contacts, son agenda, ses notes. Ou que mon prénom rime avec le sien. Ou je ne sais pas."
La fille « parfaite »... Comme un carré « parfait » ? D’ailleurs, pourquoi dit-on un « carré parfait » ? Si je dis « ce nombre est un carré », tout le monde comprendra. Même un mathématicien provocateur n’irait pas dire que -7 est un carré, sous prétexte que -7 est égal à un nombre imaginaire élevé au carré… Mais alors, « parfait » pour dire que ce nombre est composé de deux entiers identiques ? Peut-être est-ce ce que Nathalie Azoulai avait en tête en choisissant ce titre ? Il est vrai que ladite Fille est en fait un duo de jeunes filles, puis jeunes femmes, qui sont jumelles sans être soeurs : elles se ressemblent beaucoup, et elles sont liées par une amitié que l’on pourrait qualifier de fusionnelle, si ce terme n’avait pas été tant galvaudé.

Elles se ressemblent beaucoup ? Voire. Malgré leurs points communs, elles viennent de deux familles très différentes. L’une, Adèle, est fille d’un ingénieur, qui aurait rêvé être mathématicien, et qui entraîne sa fille, comme le ferait un entraîneur sportif, mais dans ce cas c’est d’un entraînement mathématique qu’il s’agit. La narratrice, Rachel, vient d’une famille où tout le monde est tourné vers les lettres, la philosophie, le droit, etc. : une sorte de devise de la famille est « sur la langue plutôt que sous la langue », car au cours d’un repas ils « s’attardent sur un phénomène de langue plutôt que sur le vin et les plats ». Allons bon, allons-nous tomber dans le cliché de l’appartenance binaire, soit au monde des scientifiques, soit au monde des littéraires ? Et dans celui de l’ignorance, de l’admiration secrète et un peu jalouse, ou du mépris, parfois moins secret, de chacun des deux mondes pour l’autre ? Le père d’Adèle pense que des hâbleurs qu’il entend à la radio « auraient mérité un bon gros problème de math. », alors que dans la famille d’Adèle, « il est plus important de citer Hugo que Newton » et l’on dit avec Heidegger « die Wissenschaft denkt nicht » (la science ne pense pas). Et parmi les incompréhensions croisées on trouve une anecdote sur « La Recherche » qui fera peut-être siffler les oreilles de plusieurs scientifiques (M. Prinker est le père d’Adèle, et Deville est le nom de famille de Rachel) :

Une fois, j’ai évoqué la Recherche devant M. Prinker.
– Quoi ? On lit ça chez les Deville ? s’est-il écrié.
– Bien sûr, ai-je répondu, tout le monde lit la Recherche !
– Régulièrement ?
– Régulièrement.
– Quoi, mais vous êtes abonnés ?

On a bien sûr compris qu’il s’agit de Proust...
À dire vrai, et même si la narratrice insiste sur tout ce qui oppose les deux familles (« rafales de stichomythies suffoquées » d’un côté, « équations qui serrent votre esprit dans un étau qui l’empêche de dériver vers les affres, les gouffres » de l’autre), l’un des ressorts du livre est que les deux filles vont choisir de faire des études scientifiques, de manière à couvrir à elles deux les deux champs ---Adèle passant du temps dans la famille de Rachel pour s’imprégner de toute cette culture littéraire qui lui manque.
Nous partageons alors la tendresse que la narratrice ressent pour cette Fille —parfaite en deux tomes— en racontant son/leur histoire. Prédestination ou conformité au modèle familial, Rachel va finalement se tourner vers l’écriture : « Je l’ai déjà dit, je voulais être écrivain depuis l’enfance » et Adèle vers les mathématiques : « C’est peu après que les prix ont commencé, les distinctions, les médailles ». Mais pas la médaille Fields, pourtant quasiment « promise ». Ne divulgâchons pas la suite (ne « spoilons » pas la suite, diraient ceux qui se croient supérieurs parce qu’ils parlent de « startup nation » ou de « mission flash ») : l’histoire s’arrête tragiquement alors que les deux amies ont quarante-six ans.


Appendice : en plus du plaisir purement littéraire procuré par la lecture de ce roman, quelles réflexions peut-il inspirer ? La première « question » est sur l’existence, que je qualifiai plus haut de cliché, d’une distinction irréfragable entre scientifiques et littéraires : ancrée dans l’esprit du « grand public » cette distinction ne semble pas près de s’atténuer. Citons par exemple ce qu’en dit David Bessis (Charlie Hebdo, 6 juin 2022) : « On voit rarement des adultes se vanter d’avoir toujours été mauvais en histoire-géo ou en littérature. Ou affirmer haut et fort que : « De toute manière, la philo, sortie de l’école, ça ne sert à rien. » Mais avec les maths, ça fait presque chic de le dire ! » […] « Il y a une croyance populaire déterministe qui veut que soit on est fait pour les maths, soit on ne l’est pas… qu’il y a quelque chose d’inné et qu’on ne peut rien y faire », explique-t-il. « C’est non seulement stupide mais aussi néfaste. Imaginez qu’on dise la même chose pour la natation, qu’il y aurait des personnes faites pour flotter et voguer, et d’autres qui ne pourraient que couler à pic. Personne ne saurait jamais nager ! ». Curieusement d’ailleurs ce cliché s’accompagne d’un cliché (tout aussi faux), et d’ailleurs contradictoire, suivant lequel les gens qui font des math. sont musiciens [sic].

La deuxième question que je soulignerai est de savoir si les mathématiques sont « découvertes » (comme Christophe Colomb « découvre » l’Amérique) ou « inventées » (fabriquées comme un ébéniste fabrique un meuble).
L’intelligentsia mathématique (et surtout la partie parisienne d’icelle) semble penser majoritairement que les mathématiques sont découvertes : ce refus de se voir comme un artisan est finalement bizarre pour des collègues qui semblent par ailleurs penser qu’il y a des liens entre arts et mathématiques. En tout cas, dans le roman de N. Azoulai, Adèle se pose la question : « Ou quand, de retour de la piscine, elle m’appelait pour me dire, toute la question, c’est de savoir si les mathématiques existent grâce aux mathématiciens ou si elles existent sans eux, c’est un puits sans fond, ce problème, un serpent de mer […] ». « Un effort de brute, disait-elle, sans compter qu’elle, au fond du bassin, elle n’en finissait pas de se demander si les mathématiques étaient de l’ordre de la révélation ou seulement de l’évolution, et quand je ne comprenais pas, elle simplifiait, est-ce qu’on les découvre ou est-ce qu’on les crée ? C’est LA question que tous les mathématiciens posent, à laquelle ils répondent avec plus ou moins d’assurance, mais au fond, il n’y en a pas un seul pour savoir, ajoutait-elle [...] ».

Bien sûr, une troisième question est posée en filigrane (par exemple à propos de la médaille Fields) : c’est … femmes et mathématiques.

Par Jean-Paul Allouche
CNRS, Institut Mathématique de Jussieu-PRG, Équipe Combinatoire et optimisation,
https://webusers.imj-prg.fr/~jean-paul.allouche/

Critique par Jean-Claude Dupas, professeur de littérature anglaise

Les "deux cultures" et "La Fille parfaite
Avec son nouveau roman, La Fille parfaite, paru en janvier 2022 aux éditions P.O.L., Nathalie Azoulai propose le récit d’une amitié de trente ans, alternativement tissée de reconnaissances et de ruptures. C’est aussi un roman d’éducation qui installe deux protagonistes, en parallèle. Rachel, la narratrice, a « passé un bac scientifique d’une main en dévorant Sodome et Gomorrhe de l’autre » (p. 99). Adèle, son amie, est une brillante mathématicienne. On finira par apprendre qu’elle aussi a lu Proust.
Au commencement avait été le choix d’orientation des deux jeunes lycéennes. Quel bac allaient-elles envisager ? Quelle culture allaient-elles illustrer ? Littéraire ? Scientifique ?

La famille de l’une compte nombre de « littéraires », elle illustrera brillamment ce destin familial jusqu’à acquérir un « statut d’écrivain célèbre » (p. 285), non sans avoir, le temps d’une classe de terminale, accompagné le projet mathématique de son amie. Elle en sortira épuisée.

Le père de l’autre a tout prévu pour que sa fille (qui aurait pu être un fils -interprétation infinie ?-) devienne une mathématicienne. Elle le sera, brillamment elle aussi. On découvrira à la fin du livre qu’elle en est morte.

En fait, le récit commence un matin, en juin. Rachel apprend qu’Adèle s’est pendue, chez elle. Elle décide alors de mener l’enquête et explique : « comme Watson, je devais donner à comprendre ce qu’il y avait dans la tête d’Adèle » (p. 162). La référence à Sherlock Holmes est assumée comme une invitation : le récit, la littérature, expliquent le monde, le « donnent à voir ». En l’espèce, il s’agit de mettre la narration au service de l’explication de la vie et même, plutôt, de la mort, de la mathématicienne.

Avec cet ouvrage et au-delà donc de l’anecdote, Nathalie Azoulai revisite la question des « deux cultures » comme le montre l’entretien mené par Alain Finkelkraut, le 23 avril dernier dans le cadre de sa chronique sur France Culture, présenté ce jour-là, comme une « rencontre croisée au coeur de deux univers, celui des lettres et celui des mathématiques, avec Nathalie Azoulai (femme de lettres française) et David Bessis (mathématicien et écrivain). https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/les-deux-cultures-5476182).

Ce thème des « deux cultures » acte l’échec de l’idéal de « l’homme universel », tel que, notamment, Léonard de Vinci l’évoquait ! Deux cultures, comme il y a une Rachel et une Adèle, fusionnelles mais irréductiblement distinctes ! Il est vrai aussi qu’aujourd’hui ce projet d’un « homme universel » est facilement dépouillé de son usage comme cible à atteindre ou élément d’un débat ou ... construction pouvant servir de jalon au sein d’un affrontement idéologique, désormais plombé par la volonté d’affirmer le faux nez d’un mâle blanc occidental dominant ! Que la binarité littéraire/scientifique revienne aujourd’hui, dans le cadre non plus d’une « universalité » mais d’une sorte de fusion entre des aspirations incarnées par deux femmes, deux amies, n’en a que plus de de piquant. « L’homme universel » serait-il repris en mode « fille parfaite » ? L’échec d’une complémentarité « parfaite » entre les deux amies illustre-t-il une aporie repensée ?

Reste pourtant la question ouverte d’une possible rivalité entre deux sensibilités, l’une dite scientifique, l’autre littéraire, l’une qui tenterait de dire le monde, de l’expliquer, l’autre qui aurait en charge de le modifier. Une question de distribution de la raison, du progrès … ces notions qu’apporta la Renaissance et que les Lumières développèrent … De telles interrogations sont-elles encore réellement d’actualité ?
Dans la logique de son thème, le roman de Nathalie Azoulai évoque, à plusieurs reprises, les échanges entre Virginia Woolf et Bertrand Russel, affichant ainsi une préoccupation pour ces enjeux, ces différenciations, ces possibles hiérarchisations. Du moins leur donne-t-il un contexte, une autre figuration, un autre cadre mi-narratif mi théorique. On se souvient que Russel professait être convaincu « que Dieu a créé les mathématiques, que c’est la plus haute forme d’art » mais regrettait qu’ « à quarante neuf ans, il ne [puisse] plus s’adonner qu’à la philosophie » (p. 109 puis p. 192). Il y a dans l’enquête de Rachel sur le suicide de son amie mathématicienne comme la confirmation d’une telle fracture, à la fois fondamentale et destructrice. Elle constatera en effet que son amie s’est suicidée par désespoir de n’avoir pas reçu la médaille Fields, tandis qu’elle sait qu’elle vient de franchir la fatidique borne des 40 ans, disqualifiant l’espoir de la recevoir.

Le suicide d’Adèle est ainsi construit comme un renoncement, mesurer « la différence entre compter des pommes et cesser de compter des choses pour seulement compter » n’est plus décisif ! Il n’y aura pas plus de « fille parfaite » que d’ « homme universel », la fêlure est trop radicale ! Il est vrai aussi que la confrontation des « deux cultures » illustre aussi une thématique chère à Nathalie Azoulai qui déjà avait proposé le récit des déchirements tragiques qu’impose la nécessité politique et qu’illustraient le malheur et l’abandon de Bérénice et où certains (dont Voltaire ou la Princesse Palatine) lisent une illustration de la fameuse renonciation du jeune Louis XIV à Marie Mancini, un événement qui leur était historiquement plus proche, un redoublement à travers le temps, qui laisse une place à une universalité du motif. Ainsi, c’est bien une même structure en écho qui soutenait déjà Titus n’aimait pas Bérénice, roman paru en 2015 aux éditions P.O.L qui avait valu le prix Médicis à Nathalie Azoulai. Alors différenciation et redoublement, objet de débats ou ressort narratif ? Image des tensions au sein des relations affectives, amour, amitié, ou ligne d’affrontement entre d’irréductibles singularités ?

Au moment où un débat s’est installé dans la société française sur la place des mathématiques, il n’est pas indifférent de
retrouver les « deux cultures », la question de la formation et avec elle, de la relation entre « science » et « humanisme » avec les indéterminations voire les inexactitudes qui accompagnent de telles notions. Sans doute croise-t-on aussi le regret de l’ancienne unité perdue où le philosophe était également mathématicien, physicien et alchimiste, astronome et astrologue. Le thème a été développé par un autre romancier qui était aussi physico-chimiste et homme politique, Charles Percival Snow, puis Lord Snow, dans cette conférence précisément intitulée « Les Deux cultures » prononcée à Cambridge, dans le cadre des conférences Rede (Rede Lectures), le 7 mai 1959. L’argument principal porte sur l’idée que la vie intellectuelle de l’ensemble de la société occidentale se divise en deux cultures (« scientifiques et « littéraires », le terme anglais est « humanities ») et que cette division est un obstacle majeur à l’analyse et la compréhension du monde. Pour l’exemple, on se souviendra de ce qu’à l’occasion de la conférence de Munich sur la sécurité (janvier 2014), le président Estonien Toomas Hendrik Ilves dans son discours inaugural, avait développé l’idée que l’absence de dialogue entre « les deux cultures » ne pouvait avoir que de funestes conséquences.

Enfin le redoublement particulier que marque la proximité de William et Henry James, deux frères, l’un psychologue et philosophe, l’autre romancier, l’un qui cherche une base scientifique, l’autre qui tisse un récit, permet un éclairage programmatique sur le dualisme et donc les tensions à l’oeuvre dans l’idée d’universel, de perfection. Une recension du récent livre de David Lapoujade (Fictions du pragmatisme. William et Henry James, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008 https://laviedesidees.fr/Pragmatisme-des-freres-James.html) définit ainsi l’entre-deux de leur différence :
« N’a-t-on pas en réalité affaire à une sorte d’échange ou de vol mutuel ? L’un fait de la philosophie une sorte de roman d’aventures tandis que l’autre fait du roman la forme réfléchie par excellence, le récit du mental et de ses modes de raisonnement. L’un fait de l’action le nouveau centre de gravité de la philosophie ; l’autre fait de la pensée le nouveau sujet du roman, comme si chacun volait à l’autre ce qui jusqu’alors lui revenait de droit. C’est de ce vol ou cet échange dont il s’agit de faire le récit conceptuel » (quatrième de couverture), si bien que les deux frères ne forment plus qu’« une seule conscience, dans l’entre-deux de leur différence » (p. 119)

On retiendra particulièrement l’idée que le « point de vue » est essentiel à l’appréhension du réel, qu’il pose un ici et un là simultanés mais distincts, comme deux bornes à ce qu’il est possible de savoir, une fiction et un pragmatisme. C’est peut-être à force de ne pas le savoir qu’Adèle meurt, que Rachel ne démêle jamais pleinement les fils des intrigues et des injonctions des Autres, et que la « fille parfaite » ne se réalise pas.

Par Jean-Claude Dupas
Université de Lille, spécialiste des romanciers anglais du 18e siècle.
https://blog.educpros.fr/jean-claude-dupas/a-propos/


La Fille parfaite de Nathalie AZOULAI

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